Pourquoi prendre la parole aujourd’hui?
Avant toute chose, je veux dire que je parle en mon nom personnel, je
ne suis mandaté par personne. Pierre Péan, que je connais depuis vingt
ans, est venu me voir pour son enquête sur Alexandre Djouhri et, de fil
en aiguille, nous avons un peu parlé de quelqu’un que je connais bien,
Dominique de Villepin. Depuis quelques jours, j’observe, je lis et
j’entends les commentaires de ce dernier sur l’enquête de Pierre Péan.
Trop, c’est trop. À 66 ans, j’en ai assez des donneurs de leçon et des
leçons de morale… J’ai décidé de jeter à terre ma tunique de Nessus,
cet habit qui me porte malheur et que je n’ai jamais mérité.
Dans le livre de Pierre Péan, vous racontez comment Villepin vous a déçu…
J’ai
travaillé avec Dominique pendant des années. Nous avons été très
proches, comme on peut être proche d’un ami, de quelqu’un que l’on
connaît intimement. Et puis, fin 2005, brutalement, il m’a chassé. Oui,
il m’a déçu. N’est pas de Gaulle qui veut. L’entendre donner des
leçons, lui que je connais de l’intérieur, m’exaspère.
À quand remonte votre première rencontre?
En mars 1997, le jour de l’enterrement de mon maître, Jacques Foccart,
Dominique de Villepin m’appelle et me dit qu’il m’attend le soir même
dans son bureau. Ce soir-là, à l’Elysée, il y a Jacques Chirac. Le
président me demande de reprendre le flambeau avec Villepin… Et
souhaite que je l’initie à ce que nous faisions avec le "Doyen", comme
j’appelais Foccart.
C’est-à-dire?
Pendant trente ans, Jacques Foccart a été en
charge, entre autres choses, des transferts de fonds entre les chefs
d’État africains et Jacques Chirac. Moi-même, j’ai participé à
plusieurs remises de mallettes à Jacques Chirac, en personne, à la
mairie de Paris.
«Il n’y avait jamais moins de 5 millions de francs»
Directement?
Oui, bien sûr. C’était toujours le soir. "Il y a du lourd?" demandait
Chirac quand j’entrais dans le bureau. Il m’installait sur un des
grands fauteuils bleus et me proposait toujours une bière. Moi qui
n’aime pas la bière, je m’y suis mis. Il prenait le sac et se dirigeait
vers le meuble vitré au fond de son bureau et rangeait lui-même les
liasses. Il n’y avait jamais moins de 5 millions de francs. Cela
pouvait aller jusqu’à 15 millions. Je me souviens de la première remise
de fonds en présence de Villepin. L’argent venait du maréchal Mobutu,
président du Zaïre. C’était en 1995. Il m’avait confié 10 millions de
francs que Jacques Foccart est allé remettre à Chirac. En rentrant, le
"Doyen" m’avait dit que cela s’était passé "en présence de Villepinte",
c’est comme cela qu’il appelait Villepin. Foccart ne l’a jamais
apprécié… Et c’était réciproque.
Pourquoi?
En 1995, Juppé et Villepin se sont opposés à ce
que Foccart occupe le bureau du 2, rue de l’Élysée, qui était son
bureau mythique du temps de De Gaulle et Pompidou. Le "Doyen" en avait
été très amer. Il avait continué à apporter les fonds, mais il avait
été humilié.
À combien évaluez-vous les remises d’argent de Foccart venant d’Afrique?
Incalculable! À ma connaissance, il n’y avait pas de comptabilité.
Plusieurs dizaines de millions de francs par an. Davantage pendant les
périodes électorales.
Jacques Chirac, accusé par Jean- Claude Méry dans sa fameuse
cassette d’avoir vu une remise de 5 millions de francs, a toujours
démenti tout cela…
Je sais ce que je dis. Je sais ce que j’ai fait.
«À l’approche de la campagne présidentielle de 2002, Villepin m’a carrément demandé "la marche à suivre»
Que faites-vous donc à partir de 1997, à la mort de Foccart, avec Dominique de Villepin?
Je
l’ai présenté aux chefs d’État africains. Au début, ils se sont étonnés
de devoir traiter avec Villepin, qui avait déjà son discours officiel
sur la "moralisation"… Je leur ai dit que c’était une décision du
"Grand", autrement dit de Chirac. Je dois dire que Villepin s’y est
bien pris avec eux. Que le courant est bien passé. Il a su y faire… Il
m’appelait "camarade" et s’est mis à m’offrir du whisky pur malt de
1963.
Et les remises de valises ont continué?
Elles n’ont jamais
cessé. À l’approche de la campagne présidentielle de 2002, Villepin m’a
carrément demandé "la marche à suivre". Il s’est même inquiété. C’est
sa nature d’être méfiant. Je devais me présenter à l’Élysée sous le nom
de "M. Chambertin", une de ses trouvailles. Pas question de laisser de
traces de mon nom. Par mon intermédiaire, et dans son bureau, cinq
chefs d’État africains - Abdoulaye Wade (Sénégal), Blaise Compaoré
(Burkina Faso), Laurent Gbagbo (Côte d'Ivoire), Denis Sassou
Nguesso(Congo-Brazzaville) et, bien sûr, Omar Bongo (Gabon) - ont versé
environ 10 millions de dollars pour cette campagne de 2002.
Alors que ces fonds en liquide ne figurent sur aucun compte officiel, que les fonds secrets avaient été supprimés par Lionel Jospin, que l’affaire Elf avait mis en lumière les fortunes occultes des chefs d’État africains…
C’est l’exacte vérité. Un exemple
qui ne s’invente pas, celui des djembés (des tambours africains). Un
soir, j’étais à Ouagadougou avec le président Blaise Compaoré. Je
devais ramener pour Chirac et Villepin 3 millions de dollars. Compaoré
a eu l’idée, "connaissant Villepin comme un homme de l’art", a-t-il
dit, de cacher l’argent dans quatre djembés. Une fois à Paris, je les
ai chargés dans ma voiture jusqu’à l’Élysée. C’est la seule fois où
j’ai pu me garer dans la cour d’honneur! C’était un dimanche soir et je
suis venu avec un émissaire burkinabais, Salif Diallo, alors ministre
de l’Agriculture. Je revois Villepin, sa secrétaire, Nadine Izard, qui
était dans toutes les confidences, prendre chacun un djembé, devant les
gendarmes de faction… Les tams-tams étaient bourrés de dollars. Une
fois dans son bureau, Villepin a dit : "Blaise déconne, c’est encore
des petites coupures!"
«Lors des grandes remises de fonds, j’étais attendu comme le Père Noël»
Comment écoulait-il ces fonds? Pierre Péan a demandé à Éric Woerth, trésorier de la campagne de 2002, qui n’a jamais eu vent de ces espèces…
Je ne sais pas ce que Chirac et Villepin en faisaient. C’est leur problème.
Vous dites que Laurent Gbagbo aussi a financé la campagne de Jacques Chirac en 2002…
Oui.
Il m’avait demandé combien donnait Omar Bongo, et j’avais dit 3
millions de dollars. Laurent Gbagbo m’a dit : "On donnera pareil
alors." Il est venu à Paris avec l’argent. Nous nous sommes retrouvés
dans sa suite du Plaza Athénée. Nous ne savions pas où mettre les
billets. J’ai eu l’idée de les emballer dans une affiche publicitaire
d’Austin Cooper. Et je suis allé remettre le tout à Villepin, à
l’Élysée, en compagnie d’Eugène Allou, alors directeur du protocole de
Laurent Gbagbo. Devant nous, Villepin a soigneusement déplié l’affiche
avant de prendre les billets. Quand on sait comment le même Villepin a
ensuite traité Gbagbo, cela peut donner à réfléchir…
Jacques Chirac était-il au courant de toutes les remises d’espèces?
Bien
sûr, tant que Villepin était en poste à l’Élysée. Lors des grandes
remises de fonds, j’étais attendu comme le Père Noël. En général, un
déjeuner était organisé avec Jacques Chirac pour le donateur africain,
et ensuite, la remise de fonds avait lieu dans le bureau du secrétaire
général. Une fois, j’étais en retard. Bongo, qui m’appelait "fiston" et
que j’appelais "papa", m’avait demandé de passer à 14h 45. Nadine, la
secrétaire de Villepin, est venue me chercher en bas et m’a fait passer
par les sous-sols de l’Élysée. J’avais un gros sac de sport contenant
l’argent et qui me faisait mal au dos tellement il était lourd. Bongo
et Chirac étaient confortablement assis dans le bureau du secrétaire
général de l’Élysée. Je les ai salués, et je suis allé placer le sac
derrière le canapé. Tout le monde savait ce qu’il contenait. Ce
jour-là, j’ai pensé au Général, et j’ai eu honte.
«Dominique est quelqu’un de double»
Après la réélection de 2002, Villepin a quitté l’Élysée pour le ministère des Affaires étrangères. Avec qui traitiez-vous?
Toujours avec lui. Cela a continué quand il est passé au Quai d’Orsay,
à l’Intérieur, et aussi quand il était à Matignon. Place Beauvau, un
nouveau "donateur", le président de Guinée équatoriale Obiang NGuéma, a
voulu participer. J’ai organisé un déjeuner au ministère de
l’Intérieur, en présence du président sénégalais Abdoulaye Wade et son
fils Karim, au cours duquel Obiang NGuéma a remis à Villepin une
mallette contenant un million et demi d’euros. Parfois, Dominique
sortait directement l’argent devant nous, même si je venais accompagné
d’un Africain, et, sans gêne, il rangeait les liasses dans ses tiroirs.
Pour l’anecdote, je lui laissais parfois la mallette sans qu’il l’ouvre
en lui donnant le code de la serrure… Une autre fois, lorsqu’il était à
Matignon, Villepin s’impatientait parce que l’ambassadeur du Gabon
était en retard. Il est finalement arrivé tout essoufflé avec un sac
contenant 2 millions d’euros. "C’est lourd", disait-il… en frôlant
l’infarctus.
À cette époque, en pleine affaire Clearstream, Dominique de Villepin
a toujours évoqué les consignes présidentielles de "moralisation de la
vie publique"…
Oui, en public, il a toujours eu ce discours.
Dominique est quelqu’un de double. Un individu à deux faces. Pendant
toute la période Clearstream, à plusieurs reprises, il était
euphorique. "On va bourrer le nabot", disait-il en parlant de Nicolas
Sarkozy. Il était certain, pendant des mois, que l’affaire Clearstream
allait tuer politiquement son rival. Au total, après qu’il eut quitté
l’Élysée, j’estime avoir remis à Villepin, en direct, une dizaine de
millions de dollars. Et, outre cet argent liquide, je lui ai remis des
"cadeaux"…
Quel genre?
Je me souviens d’un bâton du maréchal d’Empire, qui lui avait été
offert par Mobutu. Bongoet Gbagbo lui ont aussi offert de superbes
masques africains. Bongo lui a offert des livres rares, des manuscrits
de Napoléon… Chirac a reçu des cadeaux splendides, aussi. Je me
souviens d’une montre Piaget offerte par Bongo, qui devait réunir
environ deux cents diamants. Un objet splendide, mais difficilement
portable en France…
Comment savez-vous cela?
J’avais accès au gestionnaire du
compte parisien d’Omar Bongo, et il m’est arrivé d’aider certaines
personnes proches de Dominique, qui en avaient besoin. Avec "papa",
nous avions un code: entre nous, nous appelions Villepin "Mamadou",
parce qu’autrefois un secrétaire général du président gabonais se
prénommait ainsi. Il me suffisait de dire : "Papa, 'Mamadou' a besoin
de quelque chose." Et Omar Bongo me disait de faire le nécessaire.
«Grâce à son ingratitude, je suis allé voir Nicolas Sarkozy»
Vous disiez que les remises d’espèces ont continué quand Villepin était à Matignon...
Bien sûr. Les présidents africains avaient dans la tête que Villepin
allait préparer la présidentielle. Omar Bongo, place Beauvau, lui avait
dit : "Dominique, entends-toi avec Nicolas." Et Villepin lui avait ri
au nez et lui avait répondu : "J’irai à Matignon, puis à l’Élysée." Il
avait un sentiment de toute-puissance à cette époque. Je me souviens
d’un jour, au Quai d’Orsay, où sa secrétaire m’appelle en urgence.
"Camarade, un double whisky aujourd’hui, la ration John Wayne", me
lance Dominique dans son bureau. Il avait quelque chose à me dire :
"Aujourd’hui, j’ai atteint l’âge du général de Gaulle le jour de
l’appel du 18 juin, j’ai 49 ans, Robert! Je serai l’homme du recours!"
Il a prononcé plusieurs fois cette phrase – "Je serai l’homme du
recours" – en imitant la voix du Général. En rentrant chez moi, j’ai
dit à ma femme qu’il y avait peut-être un problème…
Comment cela s’est-il arrêté et pourquoi?
Fin 2005, la dernière semaine de septembre. Nadine, sa secrétaire,
m’appelle selon le code : "Nous allons acheter des fleurs." Cela
voulait dire que l’on se retrouve devant le Monceau Fleurs du boulevard
des Invalides. Elle venait me chercher en voiture pour m’amener à
Matignon. Ce jour-là, elle m’a fait entrer par l’arrière et m’a laissé
dans le pavillon de musique. Villepin m’a fait attendre une demi-heure.
J’ai tout de suite eu l’intuition qu’il y avait un problème.
Que s’est-il passé?
Il est arrivé et a lancé un drôle de "Alors, camarade, ça va?", avant
de m’expliquer : "L’argent de Sassou, de Bongo, de tous les Africains,
sent le soufre. C’est fini", a-t-il poursuivi… Je me souviens de sa
phrase : "Si un juge d’instruction vous interroge, vous met un doigt
dans le cul, cela va mal finir." Il parle exactement comme cela. Je
l’ai bien regardé. Je lui ai dit qu’il m’emmerdait et je suis parti en
serrant la mâchoire. Il m’a couru après en disant "camarade,
camarade!", m’a rappelé cinq ou six fois dans les jours qui ont suivi.
J’avais décidé que ce n’était plus mon problème. Grâce à son
ingratitude, je suis allé voir Nicolas Sarkozy.
Comment cela?
Nicolas Sarkozy m’a écouté, je lui ai raconté
tout ce que je vous raconte aujourd’hui. Même lui, il m’a paru étonné.
Je l’entends encore me demander : "Mais qu’est-ce qu’ils ont fait de
tout cet argent, Robert ?" Il m’a dit aussi : "Ils t’ont humilié comme
ils m’ont humilié, mais ne t’inquiète pas, on les aura." Je l’ai revu
la semaine suivante. Nicolas Sarkozy m’a dit : "Robert, là où je suis,
tu es chez toi", et m’a demandé de travailler pour lui, mais sans le
système de financement par "valises".
«L’argent d’Omar Bongo a payé le loyer pendant des années»
Les financements africains auraient-ils cessé pour la campagne de 2007? Difficile à croire… D’autant que Sarkozy, à peine élu, s’est rendu au Gabon et a annulé une partie de la dette gabonaise…
Je dis ce que je sais. Ni Omar Bongo ni aucun autre chef d’État
africain, par mon intermédiaire, n’a remis d’argent ni à Nicolas
Sarkozy ni à Claude Guéant.
Vous étiez proche de Laurent Gbagbo, vous n’avez pas été invité à l’intronisation d’Alassane Ouattara…
Laurent Gbagbo est un ami de trente ans. Il m’a raccroché au nez la
dernière fois que je l’ai appelé. J’étais dans le bureau de Claude
Guéant et c’était dans les derniers jours avant sa destitution… Il ne
voulait plus prendre ni Sarkozy ni Obama au téléphone. Il ne voulait
rien entendre et m’a dit : "C’est la dernière fois que je te parle."
Par la suite, tout le monde le sait, Alain Juppé m’a fait enlever de la
liste des invités pour l’intronisation de Ouattara.
Vous en voulez à Alain Juppé…
Lui aussi me fait sourire quand
je l’entends donner des leçons de morale. Je vais finir par cette
histoire qui remonte à 1981. Alain Juppé a pris la tête du Club 89, un
cercle de réflexion de chiraquiens qui s’est installé dans de superbes
locaux de l’avenue Montaigne. C’est moi qui ai signé le bail du loyer,
qui était de 50.000 francs mensuels, une somme pour l’époque.
D’ailleurs, le téléphone du 45, avenue Montaigne était à mon nom!
L’argent d’Omar Bongo a payé le loyer pendant des années, entre 1981 et
1992. Les espèces du président gabonais ont fait vivre les permanents
pendant des années… Le secrétaire général du Club 89, Alain Juppé, ne
pouvait pas l’ignorer. Je sais qu’aujourd’hui tout le monde a la
mémoire qui flanche. Moi, pas encore.
Source: Le Journal du dimanche
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